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A bord de la Victoire : Un voyage en Océan Indien au 18e siècle
Le 18ème siècle est marqué par la concurrence maritime et coloniale entre la France et l'Angleterre. Quatre conflits aux motifs divers se déroulent: la Guerre de Succession d'Espagne (1701-1713), la Guerre de la Succession d'Autriche (1740-1748), la Guerre de Sept Ans (1756-1763) et sa revanche la Guerre d'indépendance américaine (1778-1783). Il en résulte globalement que la France perd son premier empire colonial au Canada et aux Indes, avant qu'elle n'en bâtisse un second en Afrique un siècle plus tard. Les quinze années de paix entre 1763 et 1778 sont propices pour de nouvelles explorations maritimes aux ordres du roi. BOUGAINVILLE fait son tour du monde de 1766 à 1769. KERGUELEN découvre des îles australes en 1772, CROZET d'autres îles la même année, TROMELIN un îlot des Mascareignes en 1776. Côté anglais, les archipels du Pacifique sont visités par Samuel WALLIS de 1766 à 1768, puis par James COOK en deux voyages de 1768 à 1775. LA PEROUSSE visitera lui le Pacifique après la guerre d'Amérique. Toutes ces campagnes permettent d'entraîner les équipages, de tester le matériel en tentant de découvrir de nouvelles terres. Grâce à l'original d'un journal de bord écrit par le premier pilote Jacques DOZOUVILLE, il a été possible de retracer précisément le voyage du vaisseau la VICTOIRE pendant les années 1773 et 1774. Outre les latitudes et longitudes inscrites quotidiennement, un véritable travail d'observation a lieu pour lequel une publication mérite d'être consacrée. C'est toute la vie maritime des règnes de Louis XV et Louis XVI qui est en fait décrite, et pour une fois, en temps de paix.
En route pour l'Océan IndienLa VICTOIRE est l'un de ces fameux vaisseaux de 74 canons, fleuron de la Royale de l'époque. En temps de paix, le bâtiment n'est cependant armé que de 38 pièces. Il embarque sous le commandement du capitaine de vaisseau DE JOANNIS plus de 350 hommes d'équipage, ainsi qu'un prêtre missionnaire, messire de MONTOUX. Le journal de bord commence le 20 Avril 1773 au matin avec la revue des équipages effectuée en même temps que celle du vaisseau le MARS, qui sera rencontré plus tard. La revue se termine le lendemain après-midi. Le 22 au matin, les pilotes du port de Lorient montent à bord. Ils font disposer le vaisseau pour le mettre en rade, puis vingt hommes sont détachés pour sa garde. Le 29 Avril, le commissaire de la marine donne à bord les avances qui sont de six mois pour un voyage vers l'Océan Indien[i]. Le 5 Mai, un boeuf et la chaloupe sont embarqués. Enfin le vendredi 7 Mai à 15H, le pilote du port fait filer les amarres du corps-mort et appareiller toutes voiles pour sortir de la rade de Lorient puis traverser la passe des eaux de Groix. Le vent est très faible, parfois même contrariant. A 19H, Belle-Ile est aperçue, mais est très embrumée. La VICTOIRE va mettre moins de quatre mois pour sa traversée jusqu'à l'Océan Indien, sans aucune relâche. Du 10 au 15 Mai, la mer est très grosse, les rafales sont violentes. Tout se calme par la suite. Grâce au bon temps, le vaisseau parcourt de nombreux miles les 24 et 25 Mai. La ligne équinoxiale (l'équateur) est coupée le 10 Juin à 1H du matin. La cérémonie du baptême de la ligne se fête alors pour les novices. Peu de temps après, la mer devient houleuse, bien élevée puis franchement très mauvaise le 17 Juin. Ce même temps se retrouve la première quinzaine de Juillet: mer houleuse, bien élevée, très mauvaise, très grosse, avec des vents variables mais un temps pluvieux et orageux. Fin Juillet-début Août, c'est le calme plat avec un temps très chaud qui n'est peut-être pas sans rapport avec la mort le 2 Août d'un novice de 19 ans originaire de Baud. Du 24 au 26 Août, l'arrivée étant très proche, les chaloupes sont calfatées. Le cap de Bonne-Espérance n'est pas aperçu, le vaisseau naviguant beaucoup plus au sud. Séjour aux MascareignesAprès cinq jours de temps brumeux et pluvieux qui la font naviguer au ralenti, la VICTOIRE atteint l'Ile de France le 1er Septembre. A 14H30, elle mouille par 11 brasses de fond de sable après avoir été conduite par le pilote du port. Une demi-heure plus tard, les chaloupes sont débarquées, puis à 17H c'est au tour des troupes. Le déchargement des cargaisons ne commence que le 3 Septembre. Au cours de cette escale et de celles ultérieures, Jacques DOZOUVILLE s'attache particulièrement dans son journal au mouvement des navires, notamment à leur temps de traversée depuis Lorient (voir tableau). L'Ile de France et l'Ile Bourbon, renommées respectivement depuis Maurice et La Réunion, composent l'archipel des Mascareignes. Aux 17 et 18ème siècles, elles étaient fréquentées par de nombreux navires venant de trois continents: l'Europe, l'Afrique (Madagascar, Mozambique) et l'Asie (Indes, Chine). Elles se situaient en effet au carrefour de voies commerciales, ouvertes par les différentes Compagnies des Indes hollandaise, anglaise et française. Elles avaient été colonisées par cette dernière. En mémoire des terres bretonnes, le port de Maurice avait même été baptisé Port-Louis. Mais depuis la liquidation de la société commerciale en 1769, les îles étaient revenues au royaume de France. Port-Louis de l'Ile de France au début du 19e siècle. A Port-Louis se trouvent deux illustres personnages en Septembre 1773: le chevalier de TERNAY et Y.J. de KERGUELEN. Le premier a été un héros de la Guerre de Sept ans après avoir sorti de la Vilaine les vaisseaux qui s'y étaient réfugiés après la défaite du combat des cardinaux. Il jouera encore un rôle au cours de la Guerre d'Amérique, pendant laquelle il sera tué. TERNAY séjourne à l'île Bourbon du 2 au 29 Septembre sur le senau le GRAND BOURBON. Yves Joseph de KERGUELEN a lui découvert en Février 1772 les îles qui portent aujourd'hui son nom. Il effectue ici son second voyage aux Terres Australes sur son vaisseau LE ROLLAND, accompagné de la frégate l'OISEAU et de la corvette la DAUPHINE. Le 16 Octobre, la VICTOIRE manoeuvre à son mouillage pour laisser passer le ROLLAND, qui part le lendemain matin pour les îles avec les deux autres bâtiments. DOZOUVILLE observe beaucoup et dans la minutie. Outre le mouvement des navires, la faune, le ciel, les terres l'intéressent. Le 22 Juillet, alors que la VICTOIRE est aux alentours du cap de Bonne Espérance, des noms d'oiseaux observés sont donnés: moutons, manche de velours, goélettes, goélands, cordonniers. Dans le ciel, le temps brumeux ne permet pas de voir une comète le 13 Août. Par contre, une éclipse de lune au deux tiers est visible le 30 Septembre de 20 à 22H à l'île de France, une éclipse de soleil le 14 Mars 1774 en mer peu après le passage de ligne. Les terres et leur défaut de positionnement par rapport aux cartes sont également notés. La découverte de nouvelles îles n'est cependant pas possible, car la VICTOIRE ne descend pas suffisamment au Sud, en dessous des Quarantièmes Rugissants. Outre les observations, les activités sur le vaisseau semblent assez réduites. Quelques marins malades sont admis à l'hôpital de Port-Louis pour une ou deux semaines. En Septembre, le 24 la dunette est calfatée, le 27 des réserves d'eau sont approvisionnées. Le 26 Octobre, du biscuit est embarqué. Alors que le départ s'annonce proche, le 10 Novembre, l'équipage passe la revue devant le commissaire de la marine. Les 13 et 15 Novembre, la 1ère puis la 2ème division du Régiment de Normandie sont embarquées, tandis que le 16, le prêtre missionnaire est descendu à terre. Le 19 Novembre à 6H30 du matin, le pilote du port monte à bord et fait aussitôt démarrer le vaisseau. Mais alors que la VICTOIRE s'apprête à éviter[ii], un vaisseau mouillé à côté de lui prend feu. C'est le MARS, qui arrivé de Lorient le 19 Septembre, avait déjà dénombré 25 morts et 150 malades lors de sa traversée. Jacques DOZOUVILLE raconte l'événement très objectivement: "A 9H15 ce matin, le feu a pris au vaisseau le MARS qui était amarré derrière nous à deux tiers d'encablure. Le feu lui a été communiqué par le pot à brey, qui était amarré à bâbord entre les porte-haubans d'artimon et la bouteille. Malgré tous les efforts que l'on a faits, il a été impossible d'arrêter les progrès du feu qui s'est emparé de tout le vaisseau dans l'espace tout au plus d'une demi-heure. On a été contraint d'abandonner le vaisseau au feu qui le consumait, et on a bien vite profité d'un petit reste de brise de l'Est-Sud Est pour le mettre hors du canal, et le faire échouer auprès du Fort-Blanc, où il a consumé sans pouvoir rien sauver". Au moment de l'accident, la VICTOIRE quitte évidemment son mouillage, puis le reprend, et décide finalement d'y rester quelques jours de plus. Le 21 Novembre, 250 hommes du régiment de Bourbon montent à bord. Ils doivent être transportés à Saint Denis. Le lendemain matin, le grand canot est embarqué, l'ancre est levée, le vaisseau appareille. Mais peu après, la brise change de direction. Le navire doit remouiller l'ancre pour la nuit. En fait, le départ définitif de l'Ile de France a lieu le 24 Novembre au matin. En moins de deux heures, les pilotes du port font sortir la VICTOIRE de la rade de Port-Louis. Le lendemain matin à 5H, par un temps fort embrumé, le vaisseau a connaissance de l'île Bourbon. A partir de 8H, il longe la côte. A 11H, il arrive en rade de Saint Denis. Le grand canot et la chaloupe sont aussitôt débarqués pour transporter à terre, l'après-midi, les soldats du Régiment de Bourbon. Le 26 Novembre au matin, la chaloupe est rembarquée. Le 27 à 8H du matin, la VICTOIRE appareille déjà. Elle longe la côte. Puis, suite à un calme plat, elle est obligée de gagner le large à 11H45. A 13H30, elle atteint la rade de Saint Paul. Elle y reste huit jours avant de continuer vers l'Europe le 5 Décembre. Mouvement des navires pendant les escales de la Victoire
Le retour vers la FranceLa traversée jusqu'au cap de Bonne Espérance va durer exactement un mois, dans des conditions très difficiles. Le 12 Décembre, un orage très violent éclate de 5 à 8H du matin. Le 18, des éclairs tombent encore. Du 22 au 24, une grosse mer ballotte le vaisseau. A partir du 25, plusieurs crêtes des montagnes du sud de l'Afrique sont observées, mais la VICTOIRE est encore loin du Cap ! Le 5 Janvier après-midi, elle dérive vers les côtes à cause d'un faible vent et des courants marins. Elle est alors soutenue par le grand et le petit canot qui sont mis à l'eau. Après trois heures d'efforts vains, les voiles sont carguées, l'ancre est prête pour un mouillage sur place. A ce moment précis, le vent fraîchit. Le navire reprend aussitôt sa route pour un mouillage plus sûr dans la baie du Cap. Cependant, en soirée, le vent augmente, soufflant même violemment. Le ciel est très noir, car la lune ne se lève qu'à minuit. Des avaries, tel qu'un démâtage ou un abordage, sont craintes. Dans ces conditions, la possibilité de louvoyer jusqu'au Cap est exclue. La VICTOIRE se dirige alors vers la passe nord de l'île Robin. Elle y mouille pour la nuit, y rembarque ses deux canots. Le lendemain matin après un calme, elle profite d'un petit frais pour appareiller toutes voiles vers la baie du Cap où elle arrive à midi. Elle jette l'ancre par le travers du petit fort de la pointe aux Pendus par 7 brasses de fond de sable gris-blanc. Aussitôt, les bateaux sont mis à l'eau.
Cette escale permet l'attente d'un temps meilleurs et l'entretien du vaisseau fortement sollicité les jours précédents. Le 10 Janvier, les huniers sont désenvergués pour les raccommoder. Le 13, vingt tonneaux de leste sont embarqués pour équilibrer l'arrière du bâtiment. Le 15, le branle-bas général est déclaré pour le nettoyage. Les 1er et 2 Février, le grand canot va faire les provisions d'eau à terre. Le vent continue à être toujours très variable. Parfois, la brise est très forte, la mer grosse, d'autres fois, c'est le calme plat. Le 2 Février, la VICTOIRE appareille en même temps que six vaisseaux de la Compagnie des Indes hollandaises retournant aussi en Europe. Pendant tout le mois de Février, la traversée s'effectue par un très beau temps. L'île de Sainte Hélène[iii] est aperçue le matin du 17, mais c'est à l'île de l'Ascension que la VICTOIRE s'arrête le 25 Février. Dès 8H du matin, elle a connaissance de cette terre. Néanmoins, les vents plutôt faibles ne la font atteindre le mouillage de la Grande Anse qu'à 16H45. A peine l'ancre s'enfonce dans l'eau vers un fond de corail et de graviers rougeâtres, que la brise fait chasser le vaisseau. La seconde ancre est alors jetée à son tour. Peu après, des hommes sont expédiés à l'Anse aux Anglais et à la Grande Anse pour faire la pêche. Ces eaux sont en effet très riches en tortues. A 17H30, le SOLIDE arrive. Pendant tout son voyage, la VICTOIRE n'avait pas cessé de croiser ce vaisseau, notamment lors de ses escales aux Mascareignes. Elle avait quitté le Cap 24 heures après le SOLIDE, mais était arrivée plus tôt à Grande Anse. Une course au premier arrivé en Europe s'était presque engagée ! Cependant la VICTOIRE lâche à l'île de l'Ascension son concurrent qui est obligé de réparer plusieurs voies d'eau. Le lendemain 26 Février au matin, les pêcheurs remontent à bord. A 13H, tous les bateaux sont embarqués. A 15H, l'ancre de bâbord est levée. Un quart d'heure plus tard, le vaisseau appareille toutes voiles pour l'Europe. L'équateur est traversé une douzaine de jours plus tard par un calme plat et une chaleur excessive, laissant prévoir le temps pluvieux et orageux des jours suivants. Pendant ces quatre jours de dépression, sept vaisseaux sont à vue de la VICTOIRE. Le vent reprend ensuite joliment une quinzaine de jours. Du 25 au 27 Mars, la mer est très dure, le vent souffle par rafales avec des grains. Du 8 au 10 Avril, le temps se détériore de nouveau: c'est la tempête. Les rafales sont très violentes et fréquentes. Les hautes lames provoquent un roulement excessif du navire. Le lendemain, le ciel est dégagé, mais assez rapidement il se couvre de nouveau de gros nuages. C'est par ce temps maussade que s'achève le voyage. Le 29 Avril, Belle-Ile est aperçue à 18 lieues. Mais à cause du temps pluvieux et très brumeux, le vaisseau remonte jusqu'aux îles Glénan, reconnues le 2 Mai à 5H45. A 8H, Il est approché par un bateau de pêcheur de l'île de Groix. Son patron s'empare de la conduite du vaisseau pour le mener dans les Courreaux[iv], où ils arrivent à 12H45. Le lendemain matin, après plus d'un an de campagne, la VICTOIRE jette l'ancre dans l'anse de Pen Mané à Locmiquelic.
Sur la VICTOIRE s'embarquèrent deux membres de la famille LE DUIC le 22 Avril 1773 à Lorient : François, 29 ans, gabier à 20 livres, et son cousin germain Jean-Thomas, 24 ans, matelot à 12 livres. Les deux furent malades au cours de la campagne. Ils furent débarqués à l'hôpital de l'Ile de France, le premier du 6 au 29 Septembre, le second du 22 au 30 Octobre 1773. Ces deux marins n'ont plus de descendance actuelle.
Sources manuscrites aux Archives Nationales :
[i] Pour les Antilles ou les côtes occidentales d'Afrique, l'avance s'élevait à trois mois de soldes [ii] Evitage : Manoeuvre permettant à un navire de faire demi-tour presque sur lui-même pour changer de cap. [iii] Ste Hélène : ou sera plus tard exilé l'empereur Napoléon Ier [iv] Courreaux : zone maritime située entre l'île de Groix et le continent. |