| Mourir en mer : la famille Le Duic
En réponse à Philippe Le Roscouet suite à son appel « Mourir en mer » dans la Chaloupe n°35, l’étude que j’ai effectué sur la famille Le Duic, depuis à présent quinze années, comporte près de quarante cas de marins décédés de mort violente. Lors du grand rassemblement familial de Mai 1987, que j’avais organisé avec Annick Le Duic (CGSB n°24) et un autre cousin, et auquel la presse locale avait consacré plusieurs articles, nous avions déjà établi la liste de ces marins. Le message (texte intégral) fut lu au cours d’une émouvante homélie au pied des remparts de Port-Louis, sur la Petite-Mer de Gavres. Placé dans une bouteille, il fut ensuite jeté en plein Atlantique par l’un des concurrents de la transat en double Lorient - St Pierre-et-Miquelon partie le lendemain du rassemblement. Ce concurrent se nommait Challenge Grundig, ex-Pen Duick... Avis aux amateurs, la bouteille n’a toujours pas été retrouvée !
L’ancêtre fondateur de l’actuelle famille Le Duic, Yves, est originaire des environs de Locoal-Mendon, près de la rivière d’Etel. Sans doute laboureur, il rejoint la côte à la saison de la pêche, lorsque les maîtres d’équipage ont besoin d’hommes en renfort. Après son mariage vers 1670, Yves s’installe définitivement à Riantec, d’où est originaire la famille de marins de sa femme Anne Jego. Leurs descendants s’éparpillent dans les villages, dépendant alors de Riantec et formant ce qui est surnommé la Terre Sainte : Locmiquelic, Nezenel, Les Salles, Locmalo, Gavres. Ils se destinent naturellement aux métiers liés à la mer et à la pêche, avec tous les risques qu’ils comportent. La pêche et le commercePlusieurs points de la côte bretonne étaient dangereux pour les pêcheurs, surtout lors des tempêtes. Il y avait les coureaux de Groix et de Belle-Ile, la barre d’Etel, le golfe du Morbihan, les îles Glénans. En Février 1855, le naufrage de la chaloupe Sainte-Anne, sur les rochers de Kerpape en Ploemeur, cause la mort de douze pêcheurs de Gavres, tous apparentés, dont les frères François Louis et Maria Le Duic. En Novembre 1880, surprise par le mauvais temps, la chaloupe Intrépide de Gavres chavire après avoir talonné une roche aux îles Glénans. Le patron Marc Le Duic y perd 8 hommes sur 14, dont son neveu Martin resté embrouillé dans les filets. Les lieux de certaines noyades sont parfois étonnants: en tombant des remparts de Port-Louis, à la « falaise » de Gavres, dans le port de Lorient, dans la rivière de Kerner en Riantec. Ce dernier cas était arrivé à Guillaume Le Duic et quatre autres de ses compagnons sans doute embarqués dans la même chaloupe en Janvier 1792. Certains corps furent retrouvés près d’un mois après leur disparition. En dehors des tempêtes, plusieurs noyades s’expliquent simplement parce que les marins ne savaient pas nager, et qu’aucune sécurité n’était prise à bord des bateaux. Un accident était vite arrivé. Les voyages au long cours pour des armateurs privés ont occasionné également quelques décès. Tous les descendants de marins de la région lorientaise sont concernés par la puissante Compagnie des Indes qui prospéra surtout de 1719 à 1769. Noël Le Duic, l’un des petits-fils de Yves, est le premier membre connu de la famille à embarquer dans cette grande aventure qui lui coûte la vie. Après un premier voyage au Sénégal, il embarque à bord du Philibert à destination des Indes. Le vaisseau fait naufrage dans le Gange le 24 Juin 1739. Noël est l’un des 46 rescapés sur 134 hommes d’équipage. Il reste à Chandernagor six mois avant d’être embarqué à bord du Chauvelin, autre vaisseau de la Compagnie chargé de ramener les survivants en France. Mais sans doute atteint d’une fièvre maligne, Noël meurt dans la traversée jusqu’à l’île Maurice.
Certaines disparitions sont étranges en l’absence de source documentaire. Ainsi au cours d’une campagne de pêche à la baleine, François Le Duic aurait déserté de son navire l’Angélina du Havre aux îles Sandwich dans l’Atlantique Sud en Décembre 1850. A cette époque, il aurait été préférable de déserter au soleil du Brésil ou des îles Mascareignes, s’il ne s’agissait peut-être pas d’un crime ou d’un accident camouflé ?... Quelques incidents, frôlant parfois la mutinerie, se déroulaient à bord des navires. En 1758, le Neptune faisait partie d’une escadre de neuf vaisseaux de la Compagnie des Indes. Trois semaines après le départ, la foudre tombe à bord, blessant huit hommes et endommageant sérieusement la coque du navire qui prend l’eau. Grâce à une réparation de fortune, Rio de Janeiro est atteint. Puis, contrairement aux ordres de la Compagnie, le capitaine refuse la condamnation du navire. Il engage de grands travaux pour réparer la carène pendant plus d’un mois. Le vaisseau reprenant de l’eau, la tension monte, les officiers mariniers contestent les décisions hiérarchiques, l’équipage déserte. Six soldats portugais renforcent alors la garde. Au cours de l’une d’entre elles, un soldat français est grièvement blessé par trois coups de baïonnette. Lorsque le Neptune appareille de Rio le 25 Août, le capitaine constate la désertion d’un officier marinier, 8 matelots, 1 mousse et 6 soldats sur les 130 hommes embarqués au départ. Le vaisseau réussira à rejoindre l’île de France, où il sera finalement condamné six mois plus tard. Aucun décès ne semble être à déplorer dans cette histoire. Mais que pouvait penser un matelot, comme Joseph Le Duic, embarqué à bord du Neptune ? La mort le guettait de toute part. La coque pouvait se rompre à n’importe quel moment. Les performances du navire étant réduites et étant en pleine guerre de Sept Ans, un vaisseau anglais n’aurait guère eu de mal à attaquer. Une fièvre maligne se propageait sur d’autres bâtiments éloignés de l’escadre pour une mise en quarantaine. Quant à la désertion, elle pouvait entraîner son exécution par les soldats portugais. Joseph Le Duic n’avait plus qu’à prier. Et il s’en sortira bien. Après encore d’autres années de service pour la Royale, il rentrera chez lui à Locmiquelic à la fin de la guerre en 1763. La RoyaleLes décès lors de campagnes maritimes civiles sont nettement moins nombreux que ceux lors des campagnes militaires, au rapport d’environ un pour six et alors que les premières étaient beaucoup plus nombreuses que les secondes. Sur 90 embarquements dans la Royale sur 75 années entre 1756 et 1864, 14 marins Le Duic sont décédés en service. Certains marins avaient donc de quoi redouter les vaisseaux du Roy, d’autant plus qu’ils se sentaient plus utiles chez eux à la pêche. Chez les Le Duic, comme sans doute dans beaucoup d’autres familles de la région, l’aîné des garçons restait à la pêche, tandis que les cadets partaient au service. Ce service dans la Royale était obligatoire depuis l’instauration du système des classes par Colbert. Chaque marin était appelé à servir à période régulière selon sa classe, moyennant une pension en fin de carrière. Cette belle idée remplaçait le système de la presse, dans lequel les marins étaient enrôlés de force. Toutefois, dans la réalité, au 18e siècle, les marins n’étaient appelés qu’au moment où la Marine avait le plus besoin d’eux, c’est à dire en période de guerre et cela quelle que soit leur classe. Et au 18e siècle, les guerres furent nombreuses: succession d’Espagne (1701-1713), succession d’Autriche (1740-1748), guerre de Sept Ans (1756-1763), indépendance américaine (1778-1783). Sur mer, l’ennemi principal était l’Angleterre, à laquelle la France se disputait le commerce des colonies du Canada, de la Louisiane, des Antilles, des Indes. La principale cause de mortalité n’était pas le combat avec l’ennemi mais bien les maladies et sans doute les conséquences de blessures mal soignées s’infectant rapidement. Lors de la Guerre de Crimée, il y a eu beaucoup plus de morts sur les navires suite au choléra que suite à des combats. Huit Le Duic au moins sont décédés dans des hôpitaux maritimes ou civils, en France ou dans les colonies. Mais ce nombre cache aussi les très nombreux passages qu’ils durent y faire pour s’y soigner. Ainsi Charles Le Duic, qui avait participé à la bataille de Ouessant en Juillet 1778 apparemment sans blessure d’après le rôle d’équipage, est expédié à l’hôpital de Brest près de deux semaines en Janvier 1779. A sa sortie, il rembarque à bord de son navire le Vengeur qui quitte la rade de Brest deux jours plus tard. Charles ne supporte pas la traversée jusqu’aux Antilles. Il décède en plein Atlantique quinze jours plus tard. S’il fallait choisir une « belle mort », un marin préférait sans doute mourir en mer sur son navire qu’à terre dans un vague hôpital. Mais Charles Le Duic et les autres ont-ils eu le choix ? Aussi imposants soient-ils, quelques bâtiments de la Royale coulaient non pas suite à un combat, mais à d’un naufrage comme tout autre navire. En Décembre 1796, une escadre expédiée par Bonaparte est chargée d’envahir l’Angleterre. Sur les côtes d’Irlande, une violente tempête fait échouer cette mission. Mathurin Le Duic périt dans le naufrage de la frégate l’Impatiente.
En pleine Guerre de Crimée, la frégate Sémillante est affectée au ravitaillement entre la France et la mer Noire. Elle embarque 400 soldats et 300 marins, dont Pierre Marie Alexandre Le Duic. Le 15 Février 1855, alors que le navire traverse les bouches de Bonifacio en pleine tempête, il se brise sur un îlot. Il n’y a aucun rescapé. Six cents cadavres mutilés seront retrouvés et enterrés sur l’îlot même. Suite à cette catastrophe, un deuil national sera décrété. Alphonse Daudet consacrera aussi un des chapitres de ses Lettres de mon moulin au naufrage de la Sémillante. De nos jours encore, les corses de Bonifacio organisent chaque année un pèlerinage en bateau vers l’îlot fatidique. Les désertions expliquent aussi la disparition d’un certain nombre de marins. Elles sont nombreuses pendant la Révolution et l’Empire, y compris chez les Le Duic, mais la plupart des marins sont rattrapés, renvoyés au service ou mis au bagne quelques années jusqu’à l’exil de Napoléon en 1814. Dans une minute notariale de 1811, Dominique Le Duic est signalé par ses frères et sœurs comme absent depuis 18 années, soit depuis 1793, année de la levée en masse. Qu’est-il devenu ? Les archives n’ont toujours pas livré la suite de sa vie, comme nombre de cas de marins de la période révolutionnaire. Au 19e siècle, les conditions du service dans la Royale sont complètement modifiées, car l’inscription maritime succède au système des classes. La durée du service varie de quatre à sept années pour obtenir une pension de demi-soldier à partir de 50 ans. L’appel s’effectue vers l’âge de 20 ans même en temps de paix. L’affectation ne s’effectue plus seulement en Océan Indien, destination privilégiée des bretons, mais sur toutes les mers du monde, notamment en Afrique Occidentale, où la France développe de nouvelles colonies et en Méditerranée, où la situation géopolitique est instable. En ce siècle, il n’y a pas de véritables conflits maritimes, si ce n’est la guerre de Crimée. Les marins doivent par contre s’adapter aux nouvelles techniques des navires à vapeurs, des vaisseaux cuirassés, des batteries flottantes... Les conditions de pêche s’avérant aussi difficiles, quelques Le Duic s’engagent quand même dans la Royale, d’autres quittent définitivement le milieu marin par des métiers transitoires comme charpentier naval ou douanier maritime. Au 19e siècle, les maladies sont plus que jamais la principale cause de mortalité des marins. Un certificat de décès, conservé par l’un de ces descendants actuels, confirme que François Marie Le Duic est décédé à l’hôpital maritime de Port-Louis en Juin 1889, suite à une maladie tropicale attrapée en Afrique. Quant aux guerres du 20e siècle, elles ont causé bien des morts, mais plus sur terre que sur mer. A ce jour, le dernier Le Duic disparu en mer, est mon grand-oncle Gabriel suite au bombardement de son chalutier par un sous-marin allemand, en Janvier 1943. Croyances et superstitions
Pour que les marins partent en mer dans de bonnes conditions, il était important qu’un certain nombre de rites soit respecté. Le bateau prenant la mer une première fois devait d’abord être baptisé, car selon un proverbe, tout bateau, qui n’est pas baptisé, est conduit par le diable et jeté sur les rochers. Chaloupes de pêche, chasse-marée et autres petits caboteurs portaient souvent des noms religieux tels que Saint-Pierre, Sainte-Hélène, Saint-Jean, et bien d’autres saints, mais également Providence, Père Eternel, Trinité, Notre-Dame. Sainte-Anne était très honorée. Onze chaloupes de pêche se dénommaient ainsi en 1785 dans le quartier maritime de Port-Louis. Beaucoup d’autres navires portaient des prénoms féminins, notamment celui de Marie, simplement ou composé d’autres prénoms comme Anne, Hélène, Jeanne, Julienne, Josèphe, Louise, Françoise... La bénédiction du bateau par un prêtre était généralement suivie d’une distribution de pains ou de gâteaux. Certains chiffres du matricule du bateau étaient plus favorables aux pêcheurs, comme le trois qui évoquait la forme d’un hameçon ou les autres chiffres aux formes arrondies. Les moins chanceux rajoutaient une barbe au quatre ou au sept. Selon d’autres croyances, souhaiter bonne chance aux pêcheurs leur enlevait le poisson. La rencontre d’un tailleur ou d’une couturière était redoutée. A l’île de Houat, celle d’un chat présageait un malheur. Pour conjurer le sort, des prières étaient adressées aux saints aussi bien à terre qu’en mer. Devant la pointe Saint-Nicolas, à l’entrée du golfe du Morbihan, les marins chantaient l’Ave Maris Stella. Sous l’ancien régime, le maître d’équipage se considérait parfois comme le Maître après Dieu. Lorsque le patron pêcheur jetait ses filets, il lançait sa première poignée de rogue en forme de croix. D’autres aspergeaient d’eau bénite le matériel de pêche tout en priant. Sur nos côtes morbihannaises, la cérémonie religieuse la plus originale est sans conteste celle de la bénédiction des coureaux de Groix, bras de mer qui sépare cette île du continent. Elle date depuis le 18e siècle, lorsqu’un prêtre accompagnait les barques lors des mauvaises années de pêche. De nos jours, elle est toujours célébrée le 24 Juin, à la Saint-Jean. Les flottilles des villages de Groix, Larmor, Gâvres, Port-Louis, Ploemeur partent chacune de leurs ports respectifs en procession. Les bateaux de pêcheurs sont chargés d’une foule de gens. Ceux de tête, décoré avec des saintes oriflammes et divers rubans, porte le clergé. Les flottilles se rejoignent au milieu des Coureaux. Les prêtres bénissent alors la mer tandis que l’assemblée chantent des cantiques à la gloire de la Vierge Marie et de Sainte-Anne. Et tous prient Notre-Dame de l’Armor pour que la pêche soit abondante et pour que les marins reviennent sains et saufs. Les flottilles se dispersent ensuite, chacun rejoignant son port d’attache. Malgré divers aménagements aux fils des années, la bénédiction des Coureaux existe toujours. Aux nostalgiques, les chalutiers en acier et à moteur d’aujourd’hui remplacent les chaloupes en bois et à voiles d’autrefois. Mais la foi est toujours présente. Des fêtes similaires existent à Honfleur pendant la Pentecôte, et à Propriano le 2 Juin à la Saint Erasme, patron des pêcheurs corses.
A terre, les pèlerinages et les pardons suivis par les familles de marins étaient très nombreux. Les plus réputés étaient ceux de Saint-Michel en Carnac, de Quelven en Guern, des Sept-Saints en Erdeven. Il y en avait bien d’autres encore dans presque toutes les paroisses maritimes. Le pardon de Notre-Dame de Lotivy, dans la presqu’île de Quiberon, est très émouvant et empreint de beaucoup de ferveur depuis un siècle et demi à présent. Les ex-voto, en particulier des maquettes et des tableaux, étaient offerts aux saints invoqués pour les remercier des interventions miraculeuses. Quelques-uns uns étaient portés parmi la foule lors des processions. Leur nombre important dans les chapelles et les églises près de la côte témoigne d’une grande dévotion. Le pèlerinage le plus important était celui de Sainte-Anne d’Auray. Les six rescapés de la chaloupe Intrépide, dont le drame est cité plus haut, s’y rendirent à pied de Gavres dans leur tenue de naufragé. Ils remercièrent le ciel et Sainte-Anne de leur avoir donné la vie sauve et prièrent pour leurs camarades péris en mer. L’un des survivants, Jean-Marie Bédoc, longtemps traumatisé, composa en 1881 un tableau de coquillages relatant le drame qu’il avait vécu. Ses parents et amis pêcheurs lui avaient rapporté tous ces coquillages ramassés sur les grèves des Glénans. Bien que les marins risquaient plus leur vie avec des maladies tropicales, les pardons et ex-voto sont plutôt consacrés aux naufragés des navires. Ceci s’explique sans doute par le fait que les corps des disparus ne pouvaient pas être ensevelis convenablement selon les rites chrétiens. De même, un équipage entier emporté par la mer endeuillait de très nombreuses familles, souvent d’un même village pour les pêcheurs. Au cours de la terrible tempête de Septembre 1930, 27 bateaux furent perdus, faisant 207 morts ou disparus dans notre région. A elle seule, Groix perdit 60 hommes dans la tempête de Décembre 1896, 42 dans celle de 1883. De tels drames marquaient les gens pour plusieurs décennies, contrairement à un seul marin décédé dans le quasi-anonymat d’un quelconque hôpital maritime.
Au 20e siècle, avec la propagation de nouvelles idéologies, certains marins ne croyaient plus en Dieu. Mais après avoir été ballottés des heures et des journées par les vagues de l’océan déchaîné, les rescapés de la tempête de 1930 étaient bien obligés de reconnaître l’existence d’une force supérieure : Nous ne pouvions plus conduire nos bateaux. Ils se sont conduits eux-mêmes ou bien ont été conduits par quelqu’un que nous ne voyions pas... Un autre persiste : Nous ne saurons jamais comment nous avons pu rejoindre le port... Dans l’inquiétude, sans aucune nouvelle, les femmes de marins recourraient, outre aux prières, à diverses superstitions. Dans la fontaine de Sainte Hélène en Port-Louis, ainsi que dans celle de Notre-Dame de Recouvrance en Ploërmel, elles jetaient un morceau de pain. Si ce morceau restait à la surface de l’eau, le marin était en vie. S’il coulait, l’homme et le bateau étaient perdus. Ces femmes, mères ou épouses, étaient aussi très attentives aux intersignes. Au moment où le marin se noyait, elle en avait le pressentiment par des sons ou des visions étranges. Elles entendaient un bruit de chute ou de glissade dans le grenier. Elles apercevaient le noyé, triste et muet, quelquefois penché sur le berceau de son dernier-né. Elles sentaient un souffle de vent sur leur visage, alors que portes et fenêtres étaient fermées... Entre rites païens et religieux, la littérature, les contes, les légendes, les poèmes ont contribué à entretenir dans l’esprit des gens de mer une certaine angoisse. Aux jeunes enfants de Quiberon était raconté l’histoire de Pôtr Penn er Lo. Ce monstre jouait parfois des mauvais tours. Les farces, avec lesquelles il attrapait les pêcheurs, se terminaient parfois par des naufrages. Il y avait aussi d’autres lutins, fantômes et poissons extraordinaires. Les chansons occupent une importante place dans la culture populaire. Celle des Trois marins de Groix est toute significative. En voici quelques extraits :
La veuve et l’orphelinLes conséquences de la brusque disparition d’un marin entraînait parfois bien des problèmes financiers. Le Nouvelliste du Morbihan, quotidien républicain, évoquait souvent dans ses colonnes les difficultés des familles : telle famille ne possède rien, telle autre est dans la misère, n’a aucun moyen d’existence, est sans ressources, est réduite à la mendicité... Le marin laissait derrière lui de nombreux enfants en bas-âge, une vieille mère qu’il soutenait financièrement, une veuve désespérée. Les équipages embarquant souvent plusieurs membres de la même famille, père, fils, frères disparaissaient en même temps. Plus aucun revenu n’était donc disponible dans le foyer. A cela s’ajoutaient les dettes que le patron pêcheur avait pu contracter pour l’acquisition du bateau qui venait de couler. En 1936, mon grand-père Joseph Duic s’en sortit vivant du naufrage de son thonier le Albert-Hélène, qu’il avait durement acquis après plusieurs saisons d’embarquements à La Rochelle. Malgré les assurances qui existaient à l’époque, il dut quitter la pêche et s’embarquer au long cours de nombreuses années pour rembourser ses créanciers.
Des souscriptions en faveur des familles des naufragés étaient créées sur l’initiative des municipalités, des paroisses, de la presse locale, ou d’œuvres de bienfaisance comme la Société des Hospitaliers Sauveteurs Bretons. Bien qu’il ne pouvait remplacer l’absence du marin disparu, l’argent était ensuite distribué aux familles les plus nécessiteuses. Parallèlement, la sécurité en mer était améliorée tout au long du 19e siècle. Les roches les plus dangereuses furent balisées, une commission des phares fut constituée. Furent fondés en 1865 la Société centrale de sauvetage des naufragés, en 1899 les Abris du marin. Dans la famille Le Duic, la moyenne d’âge des marins disparus est d’environ 29 ans. Cela a des conséquences démographiques importantes. Marié en Février 1848 à l’âge de 25 ans, Pierre Le Duic part au service quelques jours plus tard. Il meurt deux ans plus tard en Méditerranée sur le vaisseau Hercule, sans avoir revu sa femme et sans postérité. Beaucoup d’autres jeunes matelots n’ont eu aucune descendance. D’autres en ont eu une, mais assez réduite. Marié en 1842, parti cinq années dans la Royale de 1843 à 1848, Jean-Marie Le Duic n’a que deux filles, une avant son départ, une à son retour avant son décès prématuré en 1850. Certains matelots ont laissé au bout du quai leur femme enceinte. Lorsque Julien Le Duic disparaît en mer en 1893, après deux années de mariage, il a deux enfants dont une fille posthume. Lui-même fils posthume, Guillaume Le Duic, parti pour les Antilles en 1778, n’a jamais connu son dernier fils Jean-Pierre né quelques mois plus tard. Il laisse à sa veuve cinq orphelins. Même chose pour Dominique Le Duic la même année. Décédé en mer sur la route des Indes, il laisse quatre enfants en bas âge à sa veuve, dont Paul, un fils posthume. Pour éviter les drames familiaux, l’inscription maritime organise au 19e siècle des classes d’appel en fonction de la situation du marin : célibataire, veuf sans enfant, marié sans enfant, père de famille. Mais cela ne suffit pas. Lorsque le marin revenait sauf, il n’était pas toujours sain. La vie et l’hygiène à bord des navires étaient déplorables jusqu’au milieu du 19e siècle. Les services de santé de la Marine n’étaient pas toujours efficaces surtout au 18e siècle, malgré les quarantaines imposées aux équipages infectés. En 1770 à Port-Louis, en prévention contre la peste de Pologne, les batteries éloignaient des côtes les navires contagieux. En Février 1840, tout le village de Gâvres fut mis en quarantaine, car ses pêcheurs avaient secouru quatre naufragés suspectés de fièvre jaune. Toutes les précautions n’empêchèrent néanmoins pas les épidémies de choléra en 1832 et 1866, de grippe espagnole en 1918. En 1697, plus de cent marins de la Compagnie des Indes décédèrent de la maladie des îles. En 1746, un cimetière provisoire dut être créé pour les innombrables morts de deux vaisseaux. Certaines maladies sévissaient plus vicieusement. Les plus illustres marins de la famille Le Duic, François, Jean-Baptiste, Nicolas et les autres, qui naviguèrent dans les mers chaudes, ont certes eu des enfants. Mais aucun n’est parvenu à l’âge adulte. Avec 25% de mortalité infantile aux 18e et 19e siècles, et une quarantaine d’hommes mûrs disparus prématurément, Yves Le Duic et Anne Jego n’ont qu’environ 550 descendants porteurs du nom, dont 140 vivants actuellement. C’est bien peu pour une généalogie qui a pu être établie sur 12 générations, mais ce sont les aléas d’une grande famille de pêcheurs et de marins.
Sources archivistiques et bibliographiques
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