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Le terrier royal de Bretagne
La féodalitéContrairement à d'autres régions françaises où se développaient des communautés d’habitants, la féodalité s'est maintenue en Bretagne jusqu'à l'abolition des privilèges le 4 Août 1789. Ce système de gouvernement imposait une classe de guerriers qui n'étaient plus qu'à la fin du Moyen-Age de grands propriétaires fonciers et des justiciers constituant la noblesse. Tout ceci reposait sur une hiérarchie fondée sur la fidélité personnelle du seigneur inférieur, le vassal, au seigneur supérieur, le suzerain. Mais ce suzerain pouvait être le vassal d’un autre seigneur encore supérieur, le plus grand des seigneurs étant le roi. En reconnaissance de ses services et de son obéissance, le vassal obtenait la gestion d’un fief, c’est à dire une partie des terres de son suzerain. Sur le même principe féodal, au plus bas niveau, le paysan recevait une terre à travailler du propriétaire foncier, qui était souvent son seigneur.
La seigneurie était composée d’un domaine et d’une mouvance. Le domaine était la propriété personnelle du seigneur, constituée de châteaux, de manoirs, d'exploitations agricoles, de forêts. Dans la mouvance, le suzerain afféageait, c’est à dire constituait ses fiefs, qui représentaient pour le vassal son propre domaine. Ce fief pouvait constituer une nouvelle seigneurie s’il comprenait lui-même d’autres fiefs, considérés comme arrière-fiefs du premier suzerain, et ainsi de suite. Châteaubriant possédait ainsi 224 fiefs, mais un seul fief suffisait pour justifier une seigneurie. Certaines étaient titrées, par exemple de marquisat (Pontcallec, Belle-Ile), de baronnie (Lanvaux, Malestroit), de comté (Largouet, Rochefort), voire de duché (Rohan) et de principauté (Guémené), mais ceci n'avait pas toujours de relation quant à son étendue (Vicomté de Plouhinec, par exemple). Les titres ne valaient en fait qu'un droit de préséance au seigneur. Dans la mouvance, le suzerain acensait également un franc-fief à de rares paysans, quelques religieux, et surtout une aristocratie et bourgeoisie locales. Ces terres, dites d’héritage roturier ou noble, sont souvent dénommées sieuries par les historiens, du nom de leurs propriétaires « les sieurs de ...». Par rapport aux fiefs, elles ne possédaient pas le droit de justice, même si elles appartenaient parfois à de grands seigneurs en d’autres lieux, d’où certaines confusions. Les sieuries n’étaient constituées que d’un manoir et de quelques exploitations agricoles, constituant un domaine rural. Le sieur travaillait généralement dans les juridictions et administrations seigneuriales ou royales. Lorsqu'un grand seigneur souhaitait connaître l'étendue et les revenus de ses terres, les limites et les droits de ses fiefs, il proclamait une réformation de son domaine. L’administration seigneuriale comparait alors les anciens aux nouveaux aveux[ii] des vassaux, les mettait à jour, les recopiait et les consignait dans des registres du nom de terrier. Pour la Bretagne, la Chambre des Comptes était chargée du terrier, mais aussi des fouages. Elle suivait le duc dans ses diverses résidences à Auray, Vannes, Redon ou Muzillac. Des réformations du domaine furent ordonnées en 1380 à Vannes et en 1385 à Rennes par le duc Jean IV, mais sont plutôt assimilables à des rôles rentiers. Suivirent celles de 1426 à Nantes et à Lesneven, de 1445 à Jugon, de 1452 à Guérande. En 1492, le roi Charles VIII et la duchesse Anne décidèrent le transfert définitif de la Chambre des Comptes et de ses archives de Vannes à Nantes. Alors que depuis deux siècles aucun état n'avait été établi, une enquête complète et radicale fut ordonnée dès 1660 sous Colbert. Son nom : la Grande Réformation. La lenteur de l'administration (déjà !) devant une telle tâche, puis la révolte du papier timbré en 1675, créa des retards considérables. Ce n'est que suite à une relance de Louis XIV par arrêté royal de Mars 1678, que commença réellement l'opération. Deux délégués de la Chambre des Comptes se rendaient alors dans chaque sénéchaussée[iii] pour recevoir les aveux et les dénombrements[iv] d’héritages nobles et roturiers. Ils les expédiaient ensuite à Nantes, où des commissaires spéciaux les vérifiaient avec les anciens documents. Une sentence s'ensuivait sur les droits éventuellement usurpés. Ainsi, certaines seigneuries perdirent leurs titres ou leurs droits, et devinrent de simples terres sans justice. D’autres terres furent par contre promues. Mais dans la plupart des cas, les sentences concernaient un rajustement du montant des rentes féodales et censives. Après plus de cinq années de recherches et de confrontations, la réformation s'acheva vers 1684, avec quelques compléments jusqu'en 1696. Cette longue et difficile expérience ne fut pas renouvelée par la suite. Les exploitations agricolesDans la description de chaque domaine et de chaque mouvance du terrier, les paysans travaillent les terres sous plusieurs régimes d’exploitation agricole. Dans le Morbihan, ces régimes concernent principalement les héritages, le métayage, le domaine congéable et le fermage. Les terres d’héritage roturier sont une véritable propriété foncière afféagée ou plutôt acensée par le seigneur à son paysan, comme à un vassal. Le paysan lui doit alors des rentes féodales : un féage, un cens (ou rente censive), ou une chef-rente. En cas de droit de rachat ou de droit de lods et vente, une somme doit être payée au seigneur respectivement à chaque succession ou à chaque vente de la propriété. Lorsque les rares paysans sont propriétaires d’héritages, la faible superficie, en moyenne de 2 ha, ne suffit pas pour vivre du travail de la terre. Dans le métayage breton, il n’existe pas de partage des frais et des bénéfices de l’exploitation entre le paysan exploitant et le propriétaire foncier. En fait, il est assimilable au fermage des autres régions françaises. Le métayer ne possède rien, mais il reste l’homme de confiance du propriétaire, souvent un « sieur de ». La métairie est parfois qualifiée de noble, si elle dépend d’une terre d’héritage noble, même si elle n’appartient pas à la noblesse mais à la bourgeoisie. C’est en général la plus grande exploitation au centre du domaine rural, près du manoir ou du château. Elle s’étend rarement sur moins de 10 hectares. Dans le domaine congéable, l’exploitation agricole, appelée tenue, est divisée en deux propriétés. La première, celle foncière, appartenant le plus souvent à la noblesse, comprend le sous-sol et les grands arbres. La seconde propriété, appartenant au chef d’exploitation, se nomme édifices et superficies. Les édifices comprennent les habitations, les bâtiments d’exploitation, les constructions sur les champs tels que talus, fossés, murets. Les superficies, encore appelés droits réparatoires, correspondent aux arbustes, aux arbres fruitiers ainsi qu’aux engrais, dont la valeur est souvent très importante. Le second propriétaire est appelé domanier, parfois édificier, tenuyer, tenancier ou colon. Il doit au foncier un convenant ou rente convenancière. Le domaine congéable, très répandu et unique en Bretagne, possédaient selon les régions plusieurs coutumes appelées les usements. Dans le Morbihan, étaient appliqués les usements du Brouerec, assez libéral, et de Rohan, beaucoup plus strict. La tenue à domaine congéable s’étend en moyenne sur 5 hectares. En Bretagne, le fermage consiste en une location des terres d’héritage roturier ou des édifices sous domaine congéable avec implicitement une sous-location du foncier. C’est donc souvent une transaction de paysan à paysan. Les raisons de non-exploitation directe sont principalement un nombre important de copropriétaires, l’éloignement des terres, les superficies réduites, les spéculations. Le fermier doit généralement des rentes élevées à son bailleur. Son nom n’apparaît pas toujours dans le terrier.
Chaque régime d’exploitation a ses spécificités, mais aussi ses points communs. Tous les paysans doivent quelque chose à un seigneur, y compris ceux qui sont propriétaires d'héritages. Avec le temps, les rentes et les droits féodaux, seigneuriaux et convenanciers se ressemblent étrangement. La suite au moulin et les corvées sont inscrites dans presque toutes les baillées. Les rentes ne sont pas de la même importance, mais néanmoins elles se payent toutes en nature et en argent. La perte des particularités s’explique sans doute parce que d'une part, les terres changent parfois de régime d’exploitation. Une métairie devient une tenue sous domaine congéable par exemple. D'autre part, des terres sous plusieurs régimes se côtoient. Regroupées pour les cultures, elles forment de grandes exploitations. Les paysans les plus aisés travaillent fréquemment à la fois des terres sous domaine congéable avec des terres d’héritages et/ou une métairie, tout comme certains seigneurs, qui possèdent à la fois des fiefs et de simples terres sous plusieurs suzerains. De la princesse au laboureur...Provenant du terrier du domaine d’Hennebont, voici un extrait de la déclaration de l'une des plus importantes seigneuries du Morbihan et de Bretagne : la principauté de Guémené. Elle s'étendait sur une quinzaine de paroisses y compris dans les Côtes d'Armor. La seigneurie de La Rochemoisan et les autres fiefs en dépendant sont consignés dans un second registre du terrier. L'en-tête de l'acte, commençant folio 115, présente l'identité du seigneur, Anne de ROHAN, avec tous ses titres, l'origine des biens échus par succession du père, puis l'identité des deux commissaires de la Chambre des comptes, l'un d'eux étant le sénéchal d'Hennebont. La suite du document est bien structurée. Chaque paroisse, à commencer par Locmalo, est décrite l'une après l'autre, de la manière suivante :
Suivent les paroisses de Ploerdut, Lignol, etc... de la même manière. Chambre des Comptes, Terrier du domaine d'Hennebont - P1623 (AN)
[i] Unités de mesure des superficies : 1 journal vaut 80 cordes, soit selon les régions environ un tiers à un demi-hectare Le nombre de folios permet en général d’évaluer l’importance des terres. En tout, l’aveu de la principauté comprend 600 pages. Mais la plupart des déclarations sont beaucoup plus courtes, ne comprenant que quatre ou cinq pages, pour quelques exploitations agricoles. Elles sont présentées de la même manière que pour les grandes seigneuries. Le dénombrement d’un héritage roturier est souvent aussi long que celui d’une terre noble, car chaque logis et chaque champ y sont détaillés avec les cultures en cours, le nom de la parcelle, la position cardinale par rapport aux éléments géographiques (rivière, route, bois...) et aux propriétaires voisins. De plus, la propriété doit être justifiée, d’où quelques filiations décrites jusqu’à trois ou quatre générations, comme pour la famille LESTROHAN de Plouhinec. Chambre des Comptes, Terrier du domaine d'Hennebont - P1619 (AN)
La recherche
Le terrier royal comprend 243 imposants volumes de plusieurs centaines de pages pour toute la Bretagne. Les terres de la Couronne, anciennes terres ducales, sont déclarées par sénéchaussée, puis par paroisse ou par seigneurie, puis éventuellement par village. A chacun de ses niveaux, aucun ordre alphabétique ou chronologique n’est établi, mais il existe en général des tables. Le domaine royal s'étend sur une trentaine d'agglomérations. Dans le Morbihan, il comprend les villes de Vannes, Auray, Hennebont, Ploermel et Muzillac, les presqu'îles de Rhuys, de Quiberon, ainsi que de nombreux villages dispersés, surtout dans les paroisses du littoral. C’est là que se situent la plupart des terres d’héritage roturier. Les grandes seigneuries sont parfois divisées lorsqu’elles s’étendent sur plusieurs paroisses, mais elles le sont plus systématiquement lorsqu’elles s’étendent sur plusieurs sénéchaussées. Ce dernier cas se présente notamment pour le comté de Largouet, entre Vannes et Auray, le comté de Rochefort, entre Vannes et Ploermel. De plus, les limites des sénéchaussées, diocèses et futurs départements ne se recoupent pas. La déclaration du duché de Rohan à la sénéchaussée de Ploermel, diocèse de St Malo, comprend des communes aujourd’hui tant dans le Morbihan que dans les Côtes d’Armor... Une recherche dans le terrier royal est relativement simple, puisqu’il suffit de connaître au minimum le nom de l’ancêtre, chef d’une exploitation agricole, et le nom du village dans les années 1680. La recherche est plus affinée si le nom du propriétaire foncier et/ou de la seigneurie est connu, grâce notamment aux minutes notariales (successions, baux) et aux documents judiciaires (congéments). Le terrier existe en deux exemplaires originaux. Le premier exemplaire est conservé en série B aux Archives départementales de Loire-Atlantique, qui a récupéré à la Révolution tous les documents en provenance de la Chambre des Comptes de Bretagne siégeant à Nantes. Un inventaire sommaire, le même que pour les aveux, est dressé par sénéchaussée. Il précise les noms des paroisses, des plus importantes seigneuries et de quelques villages. La table alphabétique des propriétaires fonciers nobles, se référant à cet inventaire, peut aussi être consultée dans la même série B. Plus avantageux, des microfilms en libre consultation recensent précisément par ordre alphabétique des paroisses, tous les villages mentionnés dans le terrier (microfilm 2MI44/R2 pour le Morbihan). Numéros de volume et de folio sont indiqués, parfois même la cotation du terrier. Néanmoins, cette dernière n'étant pas toujours exacte, il est nécessaire de se référencer de nouveau à l'inventaire de la série B pour le numéro de volume au sein de la sénéchaussée. Le second exemplaire du terrier royal est conservé aux Archives nationales (CARAN) à Paris, dans la série P de la Chambre des Comptes. Ici, il n'existe aucun outil de recherche valable. L'inventaire sommaire de la série P ne mentionne que les numéros de volumes et les années correspondantes pour chaque sénéchaussée, sans mentionner les paroisses et les seigneuries. Toutefois, il peut être rapproché de l'inventaire sommaire de la série B des Archives départementales de Loire-Atlantique, dont un exemplaire est conservé en salle des inventaires du CARAN. A part quelques volumes qui sont parfois dédoublés, regroupés ou inversés, leurs numéros se suivent, du moins pour le Morbihan comme le démontrent les tableaux de correspondance ci-après. Du fait de la rédaction manuscrite, les numéros de folios ne sont évidemment pas respectés. Une table alphabétique précède généralement chaque registre. Elle classe par noms de baptêmes (prénoms) tous les propriétaires fonciers aussi bien roturiers que nobles. Les Archives départementales conservent parfois un troisième exemplaire du terrier royal. Celles du Morbihan possèdent celui du domaine d'Auray en sous-série 3A. La copie remonte aux années 1751-1756. Une table alphabétique a été dressée par paroisse et par village dans des registres spéciaux de la même sous-série, avec indication du propriétaire foncier et du numéro de folio du registre. Il est ensuite nécessaire de se reporter aux registres décrivant chaque paroisse selon l'inventaire sommaire de la série. La recherche est simple. Par contre, les sentences n'ont pas été recopiées et les numéros de folios ou de volumes ne correspondent pas à ceux des terriers originaux. Seuls les paysans propriétaires d'héritages sont mentionnés dans les diverses tables alphabétiques et index qui peuvent exister. Pour tous les autres, domaniers, métayers ou fermiers, s'il ne connaît pas le propriétaire foncier, le chercheur doit consulter le terrier par village, par paroisse, voire dans la totalité du volume. Il ne doit pas non plus se contenter d'une première découverte, puisque les exploitants pouvaient travailler des terres sous plusieurs régimes agricoles et/ou plusieurs propriétaires. Bien que le terrier royal soit une description complète de toute la Bretagne à un moment donné, certains villages, et donc certains paysans, peuvent ne pas apparaître s'ils dépendaient d'un arrière-fief sans rachat au roi, simplement mentionné pour les droits et les rentes féodales sans aucun autre détail. C’est le cas par exemple de la seigneurie de Camors ou de la baronnie de Carcado. Elles étaient des fiefs du duché de Rohan et donc des arrières-fiefs du roi. Pour plus de précisions, il est nécessaire de se reporter aux terriers "privés" des vassaux du roi ou d’un suzerain. Ces terriers, encore dénommés chartriers, ont suivi les archives des descendants des seigneurs, conservées dans les châteaux ou les résidences privées. Parfois, ils sont conservés en série E ou J des Archives départementales, T ou AP des Archives nationales[vii], selon qu’ils aient été saisis à la Révolution ou versés plus tard volontairement. D’autres fois, ils sont situés à plusieurs centaines de kilomètres de leur lieu d’origine. Par exemple le terrier de Goello se retrouve au musée du château de Chantilly, en région parisienne. Il n’existe aucune règle, ni aucun inventaire en la matière. Et lorsque le document tant convoité est découvert, sa consultation est parfois soumise à une autorisation écrite de son propriétaire, y compris dans un dépôt public d’archives... Alors, il est parfois préférable de se contenter du terrier royal de Bretagne !
[i] Jean GALLET a particulièrement étudié le terrier royal dans «Seigneur et paysan breton... », Ed. Ouest-France, 1992. [ii] Aveu : description complète d’un fief en vue de l’hommage d’un vassal à son suzerain. [iii] Sénéchaussée : juridiction royale. [iv] Dénombrement : équivalent d’un aveu pour une terre d’héritage noble ou roturier. [v] Unités de mesure des superficies : 1 journal vaut 80 cordes, soit selon les régions environ un tiers à un demi-hectare. [vi] Tableau établi d’après les chiffres donnés par TJA LE GOFF dans «Vannes et sa région...», Ed. Salmon, 1989. [vii] Pour le Morbihan, principalement archives privées des Rohan-Bouillon (voir inventaire 273AP). |