|
Le sac de Quiberon en 1746
L’histoire de Quiberon[1] rappelle surtout l’affaire des émigrés de 1795, dont notre région a célébré le bicentenaire l’année dernière. Un autre événement, tout aussi important mais moins connu du public d’aujourd’hui, avait eu lieu un demi-siècle auparavant, en 1746, ruinant le commerce de toute la presqu’île. Il avait beaucoup marqué les gens de l’époque sur tout le littoral du Morbihan et même dans l’intérieur des terres. Le recteur de Camors se remémore ainsi de l’année 1746 comme celle où « les anglais descendirent au Pouldu, attaquèrent Lorient, brûlèrent Quiberon et firent mille pertinences »[2]. Voici donc ce qu’il se passa il y a 250 ans...
La guerre de succession d’AutricheLa guerre avec notre ennemi permanent, l’Angleterre, est déclarée depuis deux années, au sujet de la succession du dernier empereur de la dynastie des Habsbourg sur les trônes autrichien et allemand. En fait, pour la France et l’Angleterre, il s’agit d’un prétexte pour reprendre un conflit colonial qui dure en Amérique et aux Indes depuis la fin du 17e siècle. En 1746, les anglais décident de détruire le siège de la Compagnie des Indes à Lorient. Comme la ville est particulièrement bien protégée par mer, avec la citadelle de Port-Louis, les batteries de Groix, Larmor et Gavres, ils décident d’une attaque par terre. Le 1er Octobre, une escadre d’une cinquantaine de navires, commandée par l’amiral Lestock, débarque au Pouldu les troupes du général Sinclair. Celles-ci atteignent facilement le bois de Kéroman et commencent le siège de la ville. Au bout d’une semaine, alors qu’aucun renfort n’est encore en vue, les lorientais songent à se rendre. Mais suite à des vents contraires, annonçant une violente tempête, les anglais sont obligés de rembarquer précipitamment. Le 9 Octobre, ils sont en mer, tandis que les lorientais fêtent une victoire controversée[3]. Piégés par les éléments naturels, les navires sont bloqués trois jours au Pouldu. Ils auraient pu être facilement bombardés à partir de la côte, mais ne le sont pas par crainte d’une nouvelle descente des troupes de Sinclair. A partir du 12 Octobre, l’escadre anglaise croise le long des côtes morbihannaises. Quatre de ses navires poursuivent l’Ardent. Ce vaisseau français de 64 canons est rescapé d’une escadre revenant d’Amérique. Il s’est perdu suite à la tempête. La quasi-totalité de son équipage est atteinte de scorbut. Dans le registre paroissial du Palais, le curé note que « le douzième Octobre, quatre vaisseaux anglais, échappés de leur flotte, poursuivent un navire du roi français de soixante-dix canons, qui fut obligé de faire côte au Port-Maria de Quiberon, nommé l’Ardent, et le capitaine M. de Ste Colombe. Il fut canonné depuis midi jusqu’à la nuit, s’étant défendu jusqu’à la fin. On lui avait donné, par grâce singulière, 89 marins de Belle-Ile qui sortirent sains et saufs du combat. Le treizième Octobre, la flotte anglaise passa devant Belle-Ile sans faire aucune hostilité, partie du côté de la grande côte, et l’autre passa devant la citadelle, ce qui donna l’alerte à tout le pays... Elle entra le même jour dans la baie de Quiberon où elle n’a fait que côtoyer tout le temps... ». Frustré par son échec à Lorient, l’amiral Lestock pense à une nouvelle descente ailleurs. Dans un rapport qu’il adresse à ses supérieurs à Londres, il précise que la baie de Quiberon « est à égale distance de Brest et de Bordeaux, proche du Port-Louis, Lorient, Le Croisic, Nantes, Rochefort, La Rochelle et de plusieurs autres villes commerçantes, et rien ne peut plus contribuer à la destruction du commerce français, et à notre prospérité, qu’une escadre stationnée ici, car généralement tout navire à destination d’un port quelconque de la baie de Biscaïe vient reconnaître Belle-Ile, de sorte que, par une disposition judicieuse permettant aux croiseurs de se relever mutuellement, tandis que les vaisseaux de ligne seraient au mouillage dans cette baie excellente, on pourrait retirer de grands avantages, ainsi que frustrer les desseins de l’ennemi, par le blocus de ses ports et l’observation de ses mouvements ». Les anglais se préparent donc à un débarquement à Quiberon. Situation de QuiberonJusqu’au milieu du 19e siècle, Quiberon avait un visage quelque peu différent de celui que connaissent les touristes d’aujourd’hui. Les premiers voyageurs remarquent l’absence complète d’arbres, des dunes à perte de vue, l’arrêt de la diligence au gué de l’isthme lors des marées hautes[4], les murets de granit, qui prolongent les maisons, longent les chemins, enserrent les champs. Quelques peintres et écrivains admirent aussi le contraste des couleurs, entre le bleu de la mer, le gris des falaises, le sable blanc des plages... Ce n’est que pour le passage de la voie de chemin de fer dans les années 1880, que l’isthme sera surélevé et renforcé, que les dunes seront fixées par des plantations de pins. Sous l’Ancien Régime, la presqu’île appartient entièrement et directement au domaine royal, relevant de la sénéchaussée d’Auray. Aucun fief, aucun noble, seuls quelques bourgeois et de nombreux roturiers. La population doit être d’environ 1500 personnes en 1746[5]. Elle est répartie dans une vingtaine de villages comptant quelques 300 foyers. Les maisons sont modestes et petites, ne valant guère plus de 300L[6]. Elles sont couvertes de chaume, rarement d’ardoises. Les plus belles semblent situées au Petit-Rohu. Joseph Le Livec y possède une grande maison et une étable pour 1000L, François Le Maux, trois maisons et une belle grange pour 2500L, Patern Le Bras, deux maisons, une grange, une porte cochère en pierre de taille, une étable et un fournil pour 2500L. Les autres importants propriétaires paysans sont Vincent Gourhel avec six maisons à Kervihan pour 1500L, Simon Le Prezec avec trois maisons et une grange à Keridanvel pour 1800L, la veuve Job Le Toullec avec une grande maison, quatre étables, un hangar avec un four à Kerboulevin pour 1500L, Jeanne Michel avec trois maisons à Kergroix pour 1000L, etc... Les quiberonnais s’activent à l’agriculture, avec notamment un important élevage ovin dix fois plus important que celui des bovins. Il y a au moins 1000 moutons sur la presqu’île, dont plus de 200 dans les villages de St Julien et du Manémeur. Les troupeaux sont la possession d’une quarantaine de familles. Les plus importants appartiennent à Jacques Henry du Manémeur avec 82 bêtes et à Jeanne Rotureaux de Kervozes avec 74. Il est vraisemblable que le paysage quiberonnais de l’époque ressemble quelque peu à celui actuel de l’île d’Ouessant. Pour les autres élevages, les familles ont souvent un cochon, mais n’ont qu’une ou deux vaches ou génisses, pratiquement pas de boeufs ni chevaux. En fait, les travaux des champs, souvent de faible étendue, s’effectuent sans l’aide de ses derniers animaux. Laurent Perodo du bourg possède le plus important élevage avec six bovins. Quiberon n’est pas vraiment une terre agricole. Comme le faisait remarquer l’Amiral Lestock, de part sa situation, la presqu’île est au centre d’un commerce maritime très prospère. Ce commerce concerne surtout la sardine, dont la pêche se développe extraordinairement depuis la fin du 17e siècle. La saison s’étend de mai à octobre. Une chaloupe de pêche jauge 2 ou 3 tonneaux sans ponton, mesure environ 8 mètres, porte un grand mat et un mat de misaine. Les agrès et apparaux consistent en deux à quatre avirons, en grappins munis de leurs haussières, en cordages. Quatre à cinq hommes, dont le maître d’équipage et un mousse, embarquent à bord pour une journée qui commence de bon matin. Les eaux entre Quiberon, Belle-Ile et la rivière d’Etel, sont alors très riches en poissons. Les fonds y atteignent à peine 12 brasses. 15 à 35 filets de 15 brasses de long et 6 mailles différentes sont utilisés. Six sont parfois joints, lorsque la sardine est abondante. 40.000 peuvent alors être pêchées d’un seul coup. Pour appâter, la rogue de maquereau ou de morue, venant de Norvège, est utilisée. Le baril, consommé en une ou deux journées de pêche, coûte 40L. C’est souvent de ce prix que dépend le bénéfice des pêcheurs. Une partie de la pêche est emportée directement en mer par les chasse-marée, navires pontés de 4 à 8 tonneaux, montés de 4 à 6 hommes. Ces derniers abordent les chaloupes puis expédient leurs cargaisons sur la côte de Vannes jusqu'à Nantes et même Bordeaux. En fin de matinée, l'autre partie de la pêche est ramenée au port par la chaloupe même, les pêcheurs marchant pieds nus au milieu des poissons entassés au fond du bateau. Quelques sardines sont consommées fraîches ou « en vert », mais une grande partie est salée et pressée en barrique pendant une dizaine de jours. Cette méthode permet d’en extraire l’huile en empêchant leur conservation, alors que l’industrie des conserveries ne débutera qu’un siècle plus tard. Une barrique contient 6 à 9000 sardines pressées selon leurs tailles. Elle est vendue 50L en 1746. Pour 30 à 40 de ces barriques, est obtenue une barrique d’huile, dont la valeur atteint 100L. Les bâtiments des presses sont plus ou moins vastes, de 120 à 1200 m2. Il y travaille un personnel assez nombreux de commis, de tonneliers, de barilleurs, de saleurs. Les réserves de sel sont importantes, pour plusieurs jours d’avance. Un fût coûte environ 4L. Les magasins annexes disposent de tous les matériels et accessoires utiles aux navigateurs, tels que voiles, cordages, poulies, câbles, avirons, mats, goudrons, grappins, ancres. Les pêcheurs y achètent également leurs filets et la rogue.
Port-Haliguen est le port le plus important de la presqu’île de Quiberon, avec une dizaine de presses et près de quarante bateaux. Suit le Port-d’Orange avec une quinzaine de bateaux. Au 18e siècle, il n’y a par contre pas d’installations portuaires à Port-Maria et à Portivy, si ce n’est qu’une petite cale servant d’escale occasionnelle à un navire de faible tonnage. Ce n’est qu’à la fin du 19e siècle que seront construits les brise-lames protégeant efficacement leurs havres. Les embarquements pour Belle-Ile se font aussi à Port-Haliguen. Par contre au Beg-Rohu, où se situe de nos jours l’Ecole nationale de voile, le sieur Andrieux a construit une presse et possède trois chaloupes de pêche. Au total, en 1746, Quiberon possède 26 chaloupes de pêche, 20 chasse-marée, 8 barques, une douzaine de magasins et presses à sardines. A titre comparatif, Port-Louis[7], qui est l’un des plus grands ports sardiniers avec Douarnenez, Concarneau et Belle-Ile, possède une vingtaine de presses et une soixantaine de chaloupes. 2400 à 4000 barriques de sardines pressées y sont produites chaque année, 1500 à 1800 à Quiberon. Le commerce de la sardine, avec celui des toiles de chanvre, du cuir, du beurre, des vins, des grains, rapporte plus de 200.000 livres annuelles à la presqu’île. Barques et chasse-marée quiberonnais naviguent sur toute la côte Atlantique jusqu’en Espagne. Pratiquement toute l’industrie sardinière est détenue par la bourgeoisie, y compris les chaloupes de pêche, dont le prix s’élève de 600 à 700L. A Port-Haliguen, le sieur Le Port possède 12 chaloupes, 2 chasse-marée, 4 barques, des presses pour plus de 35.000L. Le sieur Grégoire Le Toullec possède lui 4 chaloupes, 2 barques, une presse au Port-d’Orange, une autre presse au Port-Haliguen, pour un total de près de 14.000L. Les autres bourgeois sont très loin derrière, avec des biens ne dépassant pas 5000L ou à peine, tels que les sieurs Andrieux, Bernard, Livoys de Kerfily, et la demoiselle Penpont, une riche héritière. Néanmoins, quelques familles plus modestes possèdent en co-propriété des chasse-marée, tel que celles de Vincent Le Port, Vincent Henry, Jean Le Corvec au Port-Haliguen, de Corentin Guégan, Jean Le Visage, Thomas Chouic au Port-d’Orange. Ces navires valent de 600 à 900L selon leurs états. A Port-Haliguen, la veuve Henry en possède trois vieux, en association avec Charles Trevedy et Jean Guégan. Avec François Loho et Guillaume Guégan, elle loue aussi les trois grandes presses de la demoiselle Penpont. En effet, les bourgeois n’exploitent pas toujours directement leurs biens. Le sieur Livoys de Kerfily ne conserve qu’une de ses trois presses, tandis qu’il afferme les deux autres à Jean Maderan et au sieur Kerprat. Quant aux chaloupes, elles sont louées aux pêcheurs, qui reçoivent leurs salaires des bourgeois, rogue déduite. Par contre, à Port-Louis, elles appartiennent en général aux maîtres d’équipage et à leurs familles. Grâce au commerce de la sardine, certains marchands s’enrichissent considérablement. A défaut d’anoblissement, et pour se distinguer de leurs autres parents, certains bourgeois rallongent alors leur patronyme, comme Grégoire Le Toullec de La Falaise. Pour protéger ce commerce, une dizaine de batteries est construite sur la presqu’île, au sud du côté du bourg de Locmaria, à l’est du côté de la baie. A l’ouest, les falaises de la Côte Sauvage assurent une défense naturelle. Au début de la guerre, ces batteries sont dans un triste état. En janvier 1746, le ministre de la Marine prévoit leurs réparations pour plus de 10.000L. Mais lorsque les anglais approchent de Quiberon en octobre, il n’y a que 18 canons disponibles avec très peu de munitions. Bien que très mal entraînée et encadrée, la milice garde-côte, composée de quelques dizaines d’habitants de la presqu’île, récupère 250 fusils de l’Ardent, échoué près de la plage de Port-Maria, après son canonnage par les anglais. Les 64 canons du vaisseau ne sont par contre pas récupérables[8]. Quant à l’équipage, une partie est évacuée dans l’église du bourg, aménagée en hôpital provisoire. L’autre partie, 40 malades intransportables, est abandonnée dans l’entrepont du navire[9]. Le débarquement anglais
Le 15 Octobre au matin, plus de cinquante navires anglais s’alignent dans la baie de Quiberon. L’amiral Lestock somme la presqu’île de se rendre sans condition et menace de tout mettre à feu si le moindre anglais est tué. Peu après, les navires les plus légers s’approchent de la côte. Le tir de leurs canons couvre le débarquement des troupes du général Sinclair sur les plages de la baie. La riposte est inexistante. La milice abandonne armes et batteries, la population affolée s’enfuit vers le continent. C’est l’exode, avec des convois de chariots et de bêtes. Les anglais, qui espèrent bien ravitailler en bétail et en victuailles leur escadre, détachent alors une partie des premiers soldats débarqués, 150 Highlanders, sur la colline qui surplombe l’isthme. Ils contrôlent ainsi l’accès par terre de Quiberon. Ils stoppent les fuyards, et surveillent aussi les éventuelles contre-attaques du continent. Ils remblaient le passage de la Palue, où se situe déjà une petite redoute, avec du sable et du goémon pour former un fort assez élevé, muni de 8 canons. Les autres troupes sont réparties sur l’ensemble de presqu’île, et notamment sur les plages de la baie, où les tentes forment une longue file visible depuis Carnac. En tout, 6000 soldats anglais sont débarqués de 200 chaloupes. Le temps que ce dispositif soit mis en place, au moins 400 habitants[10] ont réussi à s’échapper. Le Dimanche 16 Octobre, 17 chariots chargés de femmes, d’enfants et de meubles arrivent encore à Plouharnel et à Carnac. Les habitants du nord-ouest de la presqu’île, plus proches de l’isthme et non directement exposés aux tirs anglais de la baie, semblent déserter leurs villages de Le Pranner, Keridanvel, Kerbourgnec, Kergroix, Kervihan, Kerboulevin, Kernavest. Plus tard, y découvrant les maisons vides, sans bétail ou presque, les anglais brûlent plus de 120 bâtiments. Ailleurs, le cheptel est tué ou emporté à bord des navires, en tout dans la presqu’île 1142 moutons, 93 vaches et génisses, 117 cochons. Les troupes ne trouvent par contre que deux bœufs à Kerhostin chez Michelle Maderan, et trois chevaux, un à Kervozes chez Gilles Mallet, les deux autres au Roch-Priol appartenant à Joachim Le Diraison et à Pierre Michel. Ces animaux d’attelage, déjà pas nombreux, ont en fait participé à l’évacuation d’une partie des quiberonnais avec leurs chariots[11]. Les anglais s’approvisionnent aussi avec 200 barriques de sardines pressées, 60 tonneaux de grains, la poudre du roi qu’ils trouvent à Port-Haliguen. L’ennemi a une volonté de brûler, piller, violer. Au Roch-Priol, le prieuré de Saint Clément et ses quatre métairies, qui viennent d’être rénovées, sont incendiés. La réserve de grain, qui n’a pu être entièrement emportée, est dispersée sur le sable. Les chapelles de Lotivy, St Pierre et St Julien sont saccagées et profanées. Dans l’église de Locmaria, les têtes des saintes statues sont remplacées par des têtes d’animaux. Trois cloches, les fonds baptismaux et le tabernacle sont emportés. Les registres paroissiaux sont lacérés. Le recteur Joseph Bourdat affirme qu’il est resté « dans son presbytère jusqu’à la dernière extrémité, de sorte qu’il ne lui a pas été possible de sauver le moindre de ses effets. L’ennemi, non content d’avoir pillé et emporté tout ce qui pouvait y être, même jusqu’à la bibliothèque, a rompu et brisé tous les meubles de bois, portes et fenêtres, boissures de cheminées du presbytère, de sorte qu’il ne lui reste que le seul habit qu’il avait sur le corps, lorsqu’il est sorti de l’île, et réduit à coucher sur la paille, et sa perte est au moins de la somme de 3000 livres ». Les pertes des deux curés sont estimées à 1600L. De nombreuses autres maisons, sans être brûlées, ont subi des dommages identiques. Les plus importantes pertes d’effets mobiliers sont estimées à 800L pour Louis Talmon de St Julien, à 700L pour Vincent Guégan de Kerboulevin, à 600L pour Philippe Le Port de Port-Haliguen. Le sieur Bernard a perdu son argenterie. Mais quelques paysans peu scrupuleux profitent aussi du passage des anglais pour voler dans les maisons désertées. Plus tard, ils seront condamnés par la juridiction royale de la sénéchaussée d’Auray.
De grands ravages sont effectués dans les ports de Quiberon. Les bourgeois y perdent presque tous leurs biens. Presses et magasins sont incendiés après le vol ou la destruction de tous les effets. Au Beg Rohu, le sieur Andrieux perd pour plus de 3200L de produits notamment 40 barriques de sardines pressées, 35 fûts de sels, 5 barils de rogue et 40 filets. Le sieur Grégoire Le Toullec perd 5000L d’effets, le sieur Le Port 8000L avec notamment une provision de 12 nuits de sel. Pratiquement tous les navires sont incendiés, notamment la barque St Nicolas de 70 TX, achetée à Belle-Ile depuis seulement cinq mois par Grégoire Le Toullec. Seules deux barques, le St Grégoire de 25 TX, appartenant au même Le Toullec, et le St Louis de 50 TX au sieur Le Port, sont réquisitionnées par les anglais. Au Port-d’Orange, deux chasse-marée sont partiellement détruits, tandis que la chaloupe de pêche de François Plumer est coulée. Pendant que les anglais se livrent au pillage, la contre-attaque s’organise sur le continent. Le 16 Octobre, après un rapide passage à Lorient, le chevalier Olivier De Kermellec arrive de Rennes, selon les ordres du roi. Il place ses troupes le long de la côte : six compagnies de cavalerie du régiment d’Eudicourt à Erdeven, 840 hommes de la milice garde-côte et de la milice bourgeoise d’Auray à Plouharnel, six compagnies de Dragons et deux bataillons de milice bourgeoise de Rennes à Carnac, 1200 hommes de la capitainerie garde-côte d’Auray entre La Trinité, Crach et Locmariaquer, soit au total près de 6000 hommes. Le quartier général est fixé à Carnac. A défaut de délivrer la presqu’île, l’objectif est d’éviter une incursion des anglais sur le continent. Les troupes observent, se renseignent, mais ne bougent guère. Les quelques ordres sont mal compris, non exécutés. Les désertions s’amplifient au fil des jours, notamment chez les paysans, non habitués à manier l’arme. Le 18 Octobre, le duc de Rohan arrive à Auray. Il prend le commandement de 300 nobles décidés d’apporter un renfort à Olivier De Kermellec. Mais ce dernier pense qu’à Quiberon « les ennemis peuvent y former un bon établissement, et s’y soutenir abrités de tous les vents, et s’empareront aisément de l’île d’Houat, de l’île d’Hoedic et de Belle-Ile, et si on leur donne le temps de s’accommoder, ils en feront un second Gibraltar et adieu le commerce de la Bretagne ! Ceci est bien plus important que Lorient, où jamais ils ne pourront faire un établissement solide ». Effectivement, dès le 19 Octobre, les anglais bombardent Houat, qui se rend le lendemain matin. Ils y mettent le feu et y rasent toutes les fortifications. L’heure des bilansAprès une semaine, De Kermellec imagine un plan d’attaque la nuit à marée basse, avec trois colonnes parallèles, mais les anglais se préparent à rembarquer. Dans une dernière exaction, ils mettent encore le feu à St Julien le Vendredi 21 Octobre. Près de 90 bâtiments sont détruits dans ce seul village, dont l’auberge de Vincent Le Rouzic et les deux superbes maisons du sieur Livoys de Kerfily, composées de trois salles basses couvertes d’ardoises[12]. Les flammes sont visibles depuis Carnac. Les dégâts sont évalués à plus de 22.000L. Le lendemain vers 14H, les dernières chaloupes anglaises s’éloignent de la côte. De Kermellec se rend aussitôt dans la presqu’île avec quelques centaines d’hommes. Il constate l’étendue du pillage, mais pense qu’il s’agit d’un juste retour des choses devant l’esprit peu combatif des paysans. Il croit aussi « qu’il est important de faire un fort dans cette île, de peur qu’il ne prenne envie aux anglais d’y revenir l’année prochaine ». Les canons des batteries, qui n’ont pu être embarqués, ont été abandonnés, souvent détruits. Le Dimanche 23, les anglais retournent à Houat. Le 24, ils attaquent Hoedic. Le 26, ils libèrent 62 prisonniers faits dans ces îles, où ils ont débarqué 2000 soldats. Dans les nuits qui suivent, craignant une attaque de Belle-Ile comme les hollandais en 1674, près de 600 hommes, dont les troupes du duc de Rohan, traversent les coureaux jusqu’au Palais. Mais le soir du 28, manquant déjà de vivres, l’escadre britannique met cap sur l’Angleterre. Le Samedi 29 au matin, il ne reste plus que quatre vaisseaux à l’horizon. Le 5 Novembre, le duc de Penthièvre arrive à Quiberon. Agé de 21 ans, petit-fils de Louis XIV, il est amiral de France et gouverneur de Bretagne. Touché par la ruine du pays, il ordonne qu’un état des dégâts soit officiellement dressé. Onze des plus grands villages ont été brûlés, les animaux ont été tués, mangés ou emportés, les navires ont été enlevés ou détruits, les effets et meubles ont été volés, le commerce est à néant. L’ensemble est évalué à plus de 400.000 livres. Les habitants réclament alors un secours « pour pouvoir rétablir leurs maisons, leurs magasins et leur commerce, et pour avoir des grains et des bestiaux, afin que leurs terres ne demeurent pas sans culture, se trouvant aujourd’hui dans la plus extrême indigence... ». A défaut d’une aide matérielle, les Etats de Bretagne réunis à Vannes décident de les exonérer du dixième et de la capitation pour les années 1747 et 1748[13]. Mais quelque temps plus tard, les quiberonnais se plaindront que les grâces avaient été arrêtées dans leurs cours, et qu’elles n’étaient jamais arrivées jusqu’à eux. Néanmoins, Quiberon se redressera assez rapidement du sac anglais, à la fin de la guerre en 1748. En 1758, dix de ses navires déchargeront du sel et d’autres marchandises dans le port de Quimper. D’autres reprendront le commerce avec l’Espagne. Grâce au duc de Penthièvre et sur les conseils de De Kermellec, un fort sera construit à partir de 1747 pour protéger l’entrée de la presqu’île. Il prendra le nom du duc, tout comme l’isthme, mais ne sera réellement achevé qu’au 19e siècle. Quant aux anglais, ils s’intéresseront encore à la région considérée comme stratégique. Toutefois, ils ne descendront pas à Quiberon, mais en 1761 à Belle-Ile, qu’ils détiendront pendant deux années, et en 1795 à Carnac, pour le débarquement des émigrés... Sources archivistiques et bibliographiques
[1] Dans tout cet article, Quiberon désigne l’ensemble de la presqu’île, et Locmaria le bourg de la paroisse. La commune de St Pierre n’a été détachée de Quiberon qu’en 1856. [2] Des annotations semblables ont été faites dans les registres paroissiaux de Riantec, St Gildas de Rhuys, St Patern de Vannes, Grand-Champ, Plaudren, Remungol, Noyal-Pontivy, Lanvaudan, Calan... [3] Suite à ces événements, l’église Saint-Louis est dédiée à Notre-Dame des Victoires. Lorient renforcera aussi ses remparts, qui seront ensuite démolis vers 1930. [4] Pour cette raison, au fil des siècles et des documents, Quiberon est parfois considérée comme une île. [5] Estimation faite sur la base de 5 personnes par foyer, sachant qu’il avait environ 300 foyers en 1746. Ceci est compatible avec la population de près de 2000 personnes recensées dans le tableau de division administrative de la population du Morbihan au 01-01-1806 (ADM - R954). La presqu’île recense aujourd’hui environ 7000 personnes entre les deux communes de Quiberon et de St Pierre. [6] Il n’existe pas de correspondance entre les livres tournois (L) utilisées sous l’Ancien Régime, et nos francs actuels. Toutefois, pour comparer le pouvoir d’achat vers le milieu du 18e siècle, 10L correspondait au choix : à la solde d’un matelot débutant dans la Royale, à un lit-clos, à une dizaine de draps ou de chemises, à 4 poëles, à une petite vache, à deux génisses, à un cochon. [7] Avec les actuelles communes de Riantec, Locmiquelic et Gavres. [8] Quelques uns, longs de 2m80, ont été retrouvés lors de dragages de Port-Maria dans les années 1960. [9] D’après les documents, ces 40 malades périrent soit noyés lorsque l’Ardent se renversa à la basse mer, soit carbonisés lors de l’incendie du navire par les anglais dans la nuit du 15 au 16 Octobre. [10] Estimation faite sur les 85 maisons brûlées des villages du nord-ouest, en comptant cinq personnes par foyer. [11] Le 18 Octobre, il n’y a pas assez de charrettes disponibles dans la presqu’île pour transporter les scorbutiques de l’église de Quiberon à l’hôpital de Port-Louis. Ils sont donc transférés par voie de mer. [12] Ces maisons se situaient à l’emplacement de l’actuelle auberge du Vieux Logis. [13] Cette exonération peut être estimée à une moyenne de 40L par foyer pour les deux années. |