Née
vers 1817, une jeune fille est capturée quelque part en Afrique avec de
nombreux autres prisonniers, est vendue à des négriers européens,
placée dans la cale d'un bateau, et arrive sans doute vers 1830 à La
Réunion, avec la traite
clandestine. Elle est achetée par un
propriétaire de Saint-Benoît,
qui lui donne le prénom d'Adèle (n°23) et l'installe dans le
quartier des esclaves de sa plantation. Là, elle se fait expliquer par des esclaves plus
expérimentés, dont les commandeurs, les tâches
ménagères qu'elle devra accomplir quotidiennement, pendant que les hommes vont
aux champs pour couper la canne. Avec un peu de chance, elle connaît
peut-être quelqu'un originaire de la même région qu'elle, et avec qui
elle peut parler et se confier. Sinon, elle doit comprendre les ordres
en créole,
et obéir sous peine de représailles corporelles, infligées le plus
souvent par le commandeur même. Elle n'a pas le droit
de se rebeller. Elle est peut-être baptisée, et assiste à la messe
tous les dimanches, le seul jour de repos, le jour du seigneur. Si elle est
assez zélée, le maître peut lui accorder sa confiance, l'autoriser à
des sorties en ville, la nommer commandeur.
En 1846,
âgée de près de 30 ans, Adèle met au monde une fille prénommé
Eugénie (n°11). Est-elle réellement amoureuse ou a t'elle été
violée comme souvent c'était le cas ? Le père est un autre esclave
dénommé Bascule (d'après les registres d'affranchissement).
Pour les esclaves provenant de diverses origines, le mariage, civil ou
religieux, n'a souvent aucune signification. Les unions libres et naissances
"illégitimes" sont donc nombreuses. Toutefois, le maître
doit en théorie
déclarer tous les évènements à l'état civil dans des registres
spécifiques aux esclaves. Dans la réalité, il se déplace rarement à
la mairie. La naissance d'Eugénie n'est ainsi pas enregistrée, mais
les esclaves n'ont de toutes façons aucun droit depuis le code noir
de 1685, appliqué à La Réunion depuis 1723. Adèle n'a
apparemment pas d'autres enfants, ou en tout cas, ils n'ont pas survécu
à l'enfance, comme beaucoup d'autres dans les quartiers d'esclaves, où
les conditions sanitaires ne sont pas toujours nettes. En raison de
cette faible progression démographique, les colons doivent sans cesse
importer de nouveaux esclaves, même clandestinement.
Esclave affranchie
A peine deux ans plus tard, l'esclavage est aboli. Le décret entre en vigueur à la Réunion
officiellement le 20 décembre 1848. Pour combler l'absence d'état civil, les 62.000 nouveaux citoyens affranchis sont enregistrés dans des registres
spéciaux, et l'administration coloniale impose un patronyme.
Adèle et sa fille Eugénie âgée de deux ans sont
affranchies le 2 décembre devant la commission du baron de Bouvines à Saint-Benoît. Elles portent désormais le nom de TIVOLI, d'après le célèbre lieu de villégiature proche de Rome, connu depuis l'antiquité pour ses résidences et jardins magnifiques (villa Hadriana, villa d'Este).
Est-ce la beauté d'Adèle qui inspira ainsi le commissaire délégué ? Bien que le nom devait distinguer une famille unique sur l'île, d'autres
affranchis de Saint-Pierre
adoptent le même (Vitaline née en 1830, Etienne en 1838, Marie en 1848). Au fil du temps, TIVOLI évolue en VAULIE ou
VOULIE, en l'absence de la première syllabe. De nos jours, il a disparu à La Réunion.
Il est vraisemblable qu'Adèle et Eugénie soient
restées sur la plantation, où elles vivaient déjà. La République
souhaitait en effet que l'abolition se passe dans de bonnes conditions,
dans la paix, et que affranchis et anciens maîtres continuent de
travailler ensemble. La différence : un salaire et la liberté de
circuler, de disposer de biens, de proposer ses services à n'importe
quel patron...
Eugénie TIVOLI devient couturière, sans doute
comme sa mère, qui serait décédée peu avant 1861 (acte non trouvé à Saint-Benoît, Saint-André
et Salazie).
Mineure de 15 ans, elle a alors pour tuteur Jolicœur
LUGY, un ancien esclave né vers 1817. Elle se retrouve à Salazie
pour son mariage en 1861, après le consentement de son tuteur et du conseil de famille tenu le 30 avril
de la même année à
Saint-André.
Registre spécial
d'affranchissement de Saint-Benoît n°6 Relevés de Bernard
et Pierrette NOURIGAT (CGB)
N°131 – La citoyenne Adèle, née en Afrique, âgée de 31 ans, fille de parents inconnus, domiciliée à Saint-Benoît, inscrite précédemment au registre matricule des esclaves sous le n°3920, s’est présentée devant nous, et a reçu les nom et prénom de
TIVOLI Adèle.
Fait à Saint-Benoît, le 6 décembre 1848, Délégué Baron de Bouvines.
N°132 – La citoyenne Eugénie, âgée de 2 ans, fille d’Adèle TIVOLI et Bascule, née et domiciliée à Saint-Benoît, inscrite précédemment au registre matricule des esclaves sous le n°8567, s’est présentée devant nous, et a reçu les nom et prénom de
TIVOLI Eugénie.
Fait à Saint-Benoît, le 6 décembre 1848, Délégué Baron de Bouvines.